Moi, qu’on appelle « château de Lagardère », je vais vous raconter ce que je sais, ou crois savoir de cette histoire…et ce dont je me souviens…
Je suis né ici, dans ce pays qu’on appelait alors Fezensac, depuis qu’une grande propriété y avait été donnée à un compagnon des puissants de l’époque du doux nom ou surnom de Fidentiac (us), c’est-à-dire, celui sur qui on peut compter, qui est fiable…Tout un programme !
Oui c’est un beau pays, j’ai eu beaucoup de chance. Ses douces collines, ses bois (bien clairsemés maintenant), ses rivières coulant vers le nord et ses bas-fonds, sa bonne terre et ses habitations disséminées ont de soi séduire, et ont en fait, séduit beaucoup de monde.
On m’a raconté, qu’avant ma naissance, il y avait déjà la plupart des hameaux actuels. L’église avait été construite presque cent ans avant moi, fondée par on ne sait qui, mais devenue paroissiale lorsque les hameaux du coin s’étaient regroupés pour mieux se défendre et subsister et ainsi constituer un village dénommé Lagardère. C’était un nom germanique, donné sans doute il y a bien des siècles (peut-être huit ?) quand des guerriers, plus ou moins mercenaires chassés de l’est lointain, avaient pris le pouvoir avec la bénédiction de leurs employeurs, les Romains. Ils avaient constaté que la colline où je suis était un très bon site pour surveiller une bonne partie de la région : dans leur langage : le wisigoth, cela signifiait poste de guet.
C’est vrai que la vie n’était déjà pas facile. On craignait l’incertitude du temps, la dureté de la terre, les crues parfois monstrueuses des ruisseaux au printemps, les chemins favorables aux brigands et chasseurs de rançons. Il y avait bien un chef, un comte, disait-on, mais il ne venait jamais par ici. On le voyait, paraît-il à Vic, parfois. Un autre habitait à Condom, mais il s’intéressait beaucoup plus aux étranges pays du nord qu’à ces collines un peu perdues. Le comte avait affirmé son pouvoir en réclamant quelques taxes et en installant, juste au-dessus de l’église une grande tour de bois où venaient de temps en temps quelques soldats. Finalement, m’a-t-on dit (mais on embellit souvent le passé), la vie était heureuse, essentiellement celle de la terre et du temps, seule vraie préoccupation de chacun.
Mais la guerre n’est jamais loin. Le comte était mort sans enfant. On l’appelait « comte d’Armagnac », même si son secteur principal était le Fezensac, autour d’Auch et de Vic. Mais ses pères avaient hérité du Fezensac, et gardaient le nom de leur implantation d’origine. Le duc de Gascogne avait récupéré un territoire, à l’ouest, autour de Nogaro, qui gardait le nom du premier Germain qui l’avait organisé : Herman, c’est-à-dire Armand. Il s’appelait donc « comte d’Armagnac », mais son domaine s’étendait du levant au couchant sur toute la partie moyenne de l’ancienne « cité des Ausques », antérieure aux Romains, dont les limites correspondaient à celles de l’évêché d’Auch.
A sa mort, en 1245, en plein règne du saint roi Louis, résidant à Paris, l’atmosphère globale n’était pas sereine. Certes la croisade contre les hérétiques Albigeois était terminée, et n’avait guère touché l’Armagnac, mais l’arrivée de troupes étrangères chez les voisins est souvent source de troubles. Le grand comte de Toulouse était en fin de règne et étroitement contrôlé par le roi de Paris. Le comte d’Armagnac dépendait en théorie du duc de Gascogne, devenu duc d’Aquitaine, présent lui-même, ou son sénéchal à Bordeaux. Mais depuis près de deux siècles, ce duc était aussi roi d’Angleterre, petit royaume bien éloigné au nord, avec une noblesse turbulente. Le duc Henri, (Henri III d’Angleterre) était venu en Guyenne, comme on appelait alors l’Aquitaine et la Gascogne, et avait essayé avec difficulté de faire reconnaître son autorité par les vassaux habitués depuis longtemps à une indépendance de fait. Il ne dominait vraiment que la côte landaise, de Bordeaux à Bayonne, mais officiellement le comte d’Armagnac, comme les autres seigneurs gascons lui devaient hommage. Pour le moment, Louis de France et Henri d’Angleterre s’entendaient à peu près. Ils avaient épousé deux sœurs, venues de Provence, mais les liens familiaux sont parfois davantage sources de conflits que d’amitié.
A la mort du comte Bernard d’Armagnac, plusieurs successeurs se sont manifestés, en particulier ses beaux-frères, qui étaient aussi ses voisins : Astarac (autour de Mirande) et Lomagne (autour de Lectoure). Il y avait aussi son cousin Géraud (Gérard) dont les terres étaient centrées par Mauvezin et Montfort, un peu à l’est d’Auch. Il a fallu dix ans de succès et de revers, d’échauffourées, de passage en prison, de changements d’alliances pour que Géraud, vers 1255 soit reconnu comme comte d’Armagnac et de Fezensac.
Enfin, la paix était revenue. Géraud était même allé à Bordeaux prêter hommage au roi-duc, avant que celui-ci ne doive retourner en Angleterre pour résister à ses barons qui lui avaient imposé une « charte d’Oxford » limitant ses pouvoirs. Autre bonne nouvelle : Louis de France et Henri d’Angleterre s’étaient mis d’accord par le traité de Paris sur la situation très ambigüe jusque-là des pays gascons (1259).
C’est alors que je suis né.
Le comte Géraud, toujours par monts et par vaux avait du mal à maîtriser ses propres barons qui l’avaient soutenu (ou non) pour qu’il devienne comte. Ses voisins n’étaient pas sûrs : Un autre Géraud, petit seigneur près de Fleurance invoquait ses relations à Toulouse pour refuser son autorité. Dans l’effervescence qui accompagnait un accroissement important de la population et l’essor de villes nouvelles, la commune de Condom faisait des « razzias » vers Vic. Une commune concurrente d’Auch était fondée juste à côté : Pavie, dépendant de l’Astarac, et non pas de l’Armagnac. Par la fondation de nouvelles villes (bastides) et la construction de forteresses grandes ou petites, le comte à tenté d’affirmer son pouvoir. C’est sans doute pour cela que je suis né ici.
Au nord de son comté, il y avait de puissants barons, en particulier celui de Marambat, et celui de Pardaillan, et à quelques lieues se trouvent des châteaux et villages parfois hostiles.
Le comte Géraud, entra alors en négociations avec son riche voisin, l’abbé de Condom, Auger d’Andiran, riche et ambitieux, qui, avec l’aide du comte avait réussi à faire reconnaître son autorité par les édiles de la nouvelle commune de Condom, dont il s‘intitulait « comte ». L’accord fut signé à Cassaigne, petit château (bien plus modeste que l’actuel), appartenant à l’abbé, tout près de sa frontière avec l’Armagnac, dans les premiers jours de Janvier 1271.
Géraud donnait à l’abbé « tout ce qu’il possédait sur la paroisse de Lagardère », c’est-à-dire, la tour de bois et les terres publiques (si l’on peut dire) qui en dépendaient moyennant une taxe modeste. Mais il ordonnait à l’abbé de construire à cet endroit une position fortifiée (forteresse, maison-forte, bastide), à la condition que lui, comte d’Armagnac et suzerain du lieu, puisse y mettre une garnison s’il le jugeait bon. C’était la disponibilité pour lui d’un point fortifié à sa frontière nord.
C’est le jour de ma conception.
Peu après, le cellérier (régisseur) de l’abbaye faisait construire le château que vous voyez ici, donc vers 1280. Il prit comme modèle une idée qui flottait alors dans la région, même si je suis un des premiers châteaux de ce type. C’était celle d’une construction modeste, sans place perdue, à la structure claire traduisant ses fonctions : pas de cour intérieure, mais une tour aux murs épais (un peu plus d’un mètre actuel), élevée sur trois étages, à plus de vingt mètres de haut, accolée à un bâtiment allongé terminé par deux tours de guet sur le côté le plus abrupt de la colline. Au-dessus d’un premier niveau (cinq mètres de haut) destiné aux réserves (grains, vins), un étage ouvert sur l’extérieur par des archères sur les quatre faces permettant la défense en cas d’attaque, puis, au-dessus un étage résidentiel avec cheminée monumentale pour la cuisine, chambre « noble » dans la Tour. Cet étage était destiné à l’abbé lorsqu’il venait à Lagardère ou à son représentant. Il était prolongé, au nord, par une « galerie » (un hourd) entre les tourelles, complétant la fonction de guet vers le nord et l’ouest, et surmonté au seul niveau de la tour par un étage supplémentaire permettant le guet vers le sud et l’ouest. Malgré la légèreté des structures, j’étais parfaitement adapté à un poste de défense et de guet, solidement bâti face aux moyens destructeurs de l’époque : les canons n’existaient pas.
Quel était mon rôle ? surveiller l’environnement proche et en particulier l’exploitation des terres agricoles alentours, marquer l’autorité supérieure, de l’abbé, mais aussi du comte plus lointain, constituer un point de défense, certes modeste, à la limite de deux zones bien distinctes : l’Armagnac et la Gascogne au sud, dépendant nominalement de Bordeaux et de son roi-duc ; le Condomois, dépendant d’Agen, au nord, qui alors appartenait au comte de Toulouse.
Le cellérier précise bien qu’il a fait construire le château de Lagardère en pierres. Ce sont ces pierres, pour la plupart que je porte encore aujourd’hui.
Je ne me souviens plus des premiers occupants et des visites d’Auger d’Anduran ou du comte. Je sais simplement que le fils du comte, nommé Bernard est venu en voisin à Justian juste après la mort de sn père (1285) pour régler ses affaires avec ses grands barons. Il y avait sans doute un capitaine et quelques soldats qui assuraient le guet, la protection contre les brigands, le contrôle de l’exploitation des terres.
Les temps étaient déjà « troublés » (y a-t-il des temps qui ne le sont pas ?). Dès la fin de la construction, l’Agenais, donc le Condomois était rendu au roi-duc d’Aquitaine, mais à la suite d’incidents mineurs, le duché d’Aquitaine était confisqué par son suzerain le roi de France (1294) pendant quelques années. Cela, pour moi, n’a rien changé. Un peu plus tard, l’archevêque de Bordeaux, un gascon de la région (Bertrand de Goth) devenait pape. Rome était en révolte, et il siégeait essentiellement à Lyon. A sa mort, son successeur, gascon lui aussi, de la région de Cahors, s’installait en Avignon. Il y eut alors un vaste mouvement de clercs de la région et l’on a parlé des « papes gascons » qui ont créé de nombreux cardinaux du coin et favorisé leurs neveux. Surtout, le successeur d’Auger d’Andiran a accompli l’ambition de son prédécesseur, par la création d’un évêché à Condom, détaché de celui d’Agen, était devenu le premier évêque de Condom (1317). J’avais moins de quarante ans. J’étais déjà l’objet de tractations : Le château de Lagardère devait-il appartenir directement au nouvel évêque, ou à son chapitre (les chanoines de la nouvelle cathédrale) ? Je fus attribué au chapitre.Par la suite, la « grande histoire » prend le pas sur la petite : c’est la guerre de cent ans, déclarée en 1337 par le roi d’Angleterre. Le résultat est que je passe à peu près inaperçu. En fait le conflit a déjà commencé bien avant. Le dernier épisode datait de 1324, avec ce qu’on a appelé « la guerre de St Sardos », mais avait été bref. Les grandes batailles se passent loin au nord : Crécy, en Artois en 1346, Poitiers en 1356. Les mouvements d’armées de la région se limitent à la basse vallée de la Garonne. Ici, on ne s’est presque aperçu de rien. Certes la vie était difficile pour les paysans, mais comme d’habitude, jusqu’en 1348 ou la vague de la peste noire nous est tombée dessus. Dans les villes : Vic, Condom, Auch, Tarbes, ce fut une hécatombe. Jeunes et vieux mourraient en quelques jours, le corps déformé par d’affreux abcès et le souffle court. Mon rôle classique de protecteur des populations ne pouvait pas s’exercer contre ce qui apparaissait comme une malédiction. Mais la campagne a mieux accusé le coup. Puis, malgré quelques retours épidémiques, l’ordre ancien s’est rétabli. Le pays est apparu comme vide : plus, ou si peu de paysans dans les champs désertés, des hameaux, des villages entiers ont disparus. La catastrophe a été suivie d’un sursaut d’énergie étonnant. De nombreuses familles sont venu émigrer dans le coin, où l’on se disputait les ouvriers agricoles à prix d’or (ou presque). A Lagardère, les hameaux sinistrés se sont reconstitués. C’est à cette époque, je crois, qu’on a mieux exploité les terres dépendant du château. Labourdette, à cinq cents mètres d’ici est devenue métairie principale de la seigneurie, Pébergé (on l’appelait alors puy-bergé (la colline du verger) et Pédané (ancien Padouen, terrain communal) en dépendaient. Un capitaine, envoyé par les chanoines de Condom habitait l’étage « noble » et gérait les affaires agricoles plus que militaires. Je ne me souviens pas que le comte d’Armagnac ait envoyé une garnison, comme il s’en était réservé le droit. Mais, en moins de cent ans les circonstances avaient changé : Il y avait maintenant des machines efficaces pour détruire les murs, même épais comme ici, et surtout la menace ennemie semblait lointaine. Le comte s’appelle alors Jean I, et plus encore que son père Bernard VI s’est rapproché du roi de France. Il est devenu un grand seigneur du midi a hérité du pays d’Eauze, et du comté de Rodez. Mais sa situation internationale est ambigüe : vassal théorique du roi d’Angleterre-duc de Guyenne, pour l’Armagnac, vassal effectif du roi de France pour le comté de Rodez.
La fin d’une guerre qu’on avait peu subie ici, est arrivée en 1360 avec le traité de Brétigny. Il signe la défaite du roi de France, fait prisonnier quatre ans avant. Tout le sud-ouest sous le nom de duché de Guyenne, est détaché du royaume de France et attribué au fils aîné du roi d’Angleterre, le prince Noir. Ce nouveau duc exige la soumission de ses vassaux, dont le comte Jean d’Armagnac, obligé de se soumettre. Mais la levée dans toute la Guyenne de nouveaux impôts pour financer la guerre pousse Jean Ier en 1368, à protester auprès du roi de France, Charles V.…La guerre reprend, mais le rapport des forces s’est inversé : Jean I avec Du Guesclin pour Charles V reprend petit à petit le contrôle de la Gascogne, sauf Bordeaux et Bayonne. On a vu alors, ici de petites troupes se disputant les terres gasconnes. Surtout, les nouvelles structures militaires sont beaucoup lourdes et efficaces ; et l’effectif des armées est de plus en plus constitué par des mercenaires, recrutés sur place ou ailleurs. Ces soldats de métier vivent « sur l’habitant », même pendant les trêves. Cent ans après la « Peste Noire », ce nouveau fléau s’est abattu sur le pays : destruction du bétail et des récoltes, captures pour obtenir des rançons, destruction des fermes récalcitrantes. C’est là que j’ai pu être utile, plus que comme centre d‘attaque ou point de défense militaire : à plusieurs reprises, la population des divers hameaux de la communauté de Lagardère est venue s’abriter dans le château lors du passage des troupes diverses…Ce d’autant que les Anglais s’étaient fortifiés dans le puissant château de Lourdes, et dans celui, plus modeste de Mézin, et de là faisaient des expéditions destructrices dans le pays. Ce sont elles qui ont détruit Mouchan, à côté d’ici. J’y ai échappé de peu, sans doute parce que je ne dépendais pas d’un seigneur d’un parti ou de l’autre, mais d’une structure d’église, a priori neutre. Ce n’est qu’en 1383 que les « grandes compagnies » de mercenaires quitteront la région, menées en Italie par le comte Jean III.
Enfin la paix est revenue. Le jeune roi de France Charles VI commence un règne prometteur. Mais dès 1392 apparaissent de premiers signes de folie : il devient incapable de gouverner, et ses frère et oncles se disputent le pouvoir. Le royaume sombre dans l’anarchie en particulier à cause de la lutte sans merci entre le duc d’Orléans et le duc de Bourgogne. Le duc de Bourgogne fait assassiner son cousin germain, le duc d’Orléans, et déclenche une guerre civile. La lutte entre les « Armagnacs », partisans du duc d’Orléans, puis, dans la continuité, du dauphin Charles, et les « Bourguignons » qui vont nouer une alliance avec les Anglais. Le comte d’Armagnac Bernard devient chef du parti, et de 1415 à 1418 dispose des pleins pouvoirs à Paris. A Lagardère, les troubles et drames parisiens n’ont que peu d’échos. Le comte est loin. Son sénéchal gère le comté qui paraît relativement paisible, même après le traité de Troyes (1420) où le roi d’Angleterre Henri IV devient régent à Paris. Le comte Bernard a été assassiné. Son fils Jean IV reste discret entre Auch et Rodez. Le chapitre de Condom lui doit hommage pour le château et seigneurie de Lagardère selon la tradition. Mais les petits seigneurs du voisinage s’impliquent dans la guerre. Huit ans après Troyes, Jeanne d’Arc tente de renforcer la cause du dauphin réfugié à Bourges. La plupart sont Gascons, ce qui fait surnommer Jeanne « l’Armagnacaise ». Enfin à partir de 1450 la « reconquête » s’affirme et le dauphin Charles devenu Charles VII triomphe à Castillon, près de Bordeaux en 1453. Selon les historiens, la « guerre de cent ans » est finie, même s’il n’y a pas de traité de paix.
Pour les gens de Lagardère, c’est le retour à une situation stable, avec une autorité royale, au-dessus de celle du comte, plus présente qu’avant. C’est l’apparition d’un impôt général régulier, la taille (auparavant il était créé pour à des campagnes militaires ou des évènements marquants : captivité du roi, avènement), en plus des redevances locales. C’est par ailleurs aussi l’apparition d’une armée permanente. Le monde change : l’imprimerie apparaît, Constantinople tombe aux mains des Turcs, les bateaux, mieux équipés permettent les « grandes découvertes » avec des circuits économiques qui vont se décaler de la Méditerranée vers l’Atlantique.
Et le château de Lagardère ? Je n’ai pas le souvenir de bouleversements. Mes vieux murs (plus de deux siècles !) tiennent bon. Certes, mon rôle militaire est mineur, quasi nul, et se limite au symbole de l’autorité et à l’administration de la seigneurie. Ma dépendance de personnages d’église me protège contre les incessantes querelles des seigneurs du voisinage, en particulier des différentes branches de la famille de Pardailhan. Il n’y a pas eu de gros travaux, simplement quelques réajustements internes selon les nécessités : échelles et escaliers un peu moins acrobatiques, mobilier renouvelé (lits et coffres essentiellement). La plupart des serviteurs vivent dans la basse-cour, à l’ouest et au sud du château, dans des bâtiments annexes. Le représentant du chapitre et sa famille occupent l’étage supérieur de façon moins spartiate que leurs gardes, au-dessous, mais sans luxe.
Mais dès le début du siècle suivant (le seizième), l’atmosphère change.
Il y a plus de monde : l’hécatombe de la « Peste Noire » a été compensée, et au-delà.
L’imprimerie a répandu les livres, devenus moins chers, parmi ceux qui savent lire et ont le loisir et le goût de s’y intéresser : des nobles, les clercs, les gens de justice, des commerçants et bourgeois aisés. De nouvelles idées circulent et se répandent. Certaines veulent bouleverser la vie quotidienne centrée autour de l’église et du seigneur. En Allemagne, avec Luther, elles s’imprègnent d’un fort attachement à la culture germanique. En France, avec Calvin elles sont plus teintées de juridisme. Beaucoup visent à une libération du réseau clérical, en retournant vers un âge d’or évangélique plus rêvé que bien connu. En France cette « Réforme protestante » gagne les lettrés essentiellement des villes. On s’en aperçoit surtout lorsque les éternels conflits locaux d’ambitions rivales sont dépassés par de véritables « coups de mains » protestants pour prendre le pouvoir communal, détruire les statues, images et autres objets religieux vus comme idoles diaboliques, et au besoin assassiner quelques clercs. C’est à Condom, à Vic, à Auch, à Toulouse que les troubles se passent, plus ou moins facilement contrôlés par les autorités. En 1559, le roi Henri II meurt au cours d’un tournoi. Le nouveau roi François II a quinze ans. Le pouvoir et tenu par la régente Catherine de Médicis, avec la faiblesse attribuée à une femme, qui plus est : étrangère. Dans la province les troubles se multiplient. En 1560, c’est un coup de tonnerre : tout près d’ici, à Nérac, Jeanne, reine de Navarre, mais surtout, par droit d’héritage, entre autres, comtesse d’Armagnac, s’affiche officiellement comme protestante et interdit le culte catholique dans ses terres du Béarn. Tacitement ou non, elle encourage les groupes protestant à prendre le pouvoir dans les villes et villages gascons. La Reine-régente Catherine, bien incapable de la contrer depuis Paris, charge Blaise de Monluc (de Sempuy, un peu à l’est de Condom), de maintenir ou restaurer l’autorité royale dans la région. C’est le retour des méfaits de la guerre, mais plus cruels, car il s’agit d’une guerre civile.
C’est dans ce contexte de « guerre de religion », que même les campagnes deviennent dangereuses. Monluc consolide son réseau familial : ses cousins sont à Mansencôme, à Rabit, à côté du du Mian de Valence, à Lébéron, près de Flaran. La situation s’aggrave en 1569 quand Jeanne d’Albret, réfugiée à La Rochelle, envoie dans le pays le chef militaire Gabriel de Montgoméry pour récupérer ses terres béarnaises confisquées. Parti du Languedoc, il dévaste et massacre sur son passage tout ce qui peut apparaître catholique : églises, couvents prêtres, moines et religieuses, à Saint-Gaudens, Tarbes, Marciac, Sauveterre de Béarn où il triomphe de l’armée royale, puis vers le nord, Eauze, Vic, pour s’installer quelques mois à Condom, afin de « laisser souffler » ses troupes. Ses soldats, en commandos rayonnent autour de Condom : vingt châteaux dit-on sont attaqués, dont Lagardère bien sûr. Il ne faut oublier que j’appartiens à « ces horribles prêtres » de Condom qui font partie, pour les « huguenots », des ennemis déclarés. Ma garnison est faible et apeurée. La basse-cour est envahie, la porte, malgré la barbacane, franchie. Il y a peu à voler, mais le feu est mis, et l’incendie ravage ce qu’il peut. Les poutres sont atteintes, le toit menace de s’effondrer. Les habitants se réfugient où ils peuvent. Heureusement les murs tiennent : bravo aux maçons de Guillaume de Nérac de la fin du XIIIème siècle ! Je ne suis pas le seul. Tout près les « huguenots » comme on les appelle, s’attaquent à la maison du Prat, de Justian, qui n’est pourtant pas un château ! Mais c’est là qu’habite Ramon Desbarats, prêtre de Laubiet, église perdue maintenant dans les taillis tout près d’ici, au sud.
Pour la première fois, je suis devenu une ruine.
Je ne suis pas la seule, A Vic, le toit de l’église s’effondre, à Condom, plusieurs églises sont devenues inutilisables, l’abbaye de est en partie détruite. Même les habitations des chanoines, autour de la cathédrale ont été endommagées. La situation est telle qu’ils doivent vendre de leurs possessions pour restaurer leurs toits. Le choix se porte sur celle qui est la plus éloignée de chez eux : le château de Lagardère. Mais je suis propriété d’église : donc « inaliénable », et sujet noble du roi de France qui doit donner son aval. Le roi accepte, et le château et seigneurie de Lagardère est mis en vente en 1571.
Loin dans le nord, les « politiques » s’agitent et discutent…Une réconciliation est tentée, et le fils de Jeanne d’Albret, futur Henri IV épouse à Paris Marguerite de Valois, soeur du roi, la future reine Margot. La reine de Navarre meurt deux mois avant le mariage. Le roi de France deux ans après. C’est son frère, Henri III, qui lui succède. Henri de Navarre rentre au pays, d’autant qu’il a été nommé gouverneur de Guyenne. Sa jeune épouse reste à Paris.
C’est dans une ambiance qui paraît enfin apaisée que les chanoines de Condom trouvent enfin un acheteur. Je ne dois pas donner un spectacle bien attrayant : je suis bien décati, et on peut voir encore les traces d’incendie. Il ne reste qu’un gardien empêchant les vols de pierres et des restes de meubles…Après beaucoup de discussions, de propositions et contrepropositions, c’est un petit seigneur des environs qui se porte acquéreur le 28 mai 1578 : Pierre de Lavardac. Pour acquérir les château et seigneurie de Lagardère, Pierre de Lavardac doit verser 1142 écus, 2 tiers, 4 sols et 6 deniers, ainsi que quelques terres qu’il possédait près de Condom. Il est difficile de comparer cette somme avec la monnaie d’aujourd’hui, mais elle devrait correspondre à un peu moins de deux cent cinquante mille Euros…
Pour moi, un nouvel âge commence. Mais il commence mal : Je passe d’un propriétaire ecclésiastique adossé au prestige et à la solidité de l’église, à un propriétaire civil, peu argenté, dont la famille, certes est connue dans la région (à Eauze, à Manciet), mais n’est pas des plus prestigieuses. En plus je ne suis guère habitable : il y a de gros travaux de réhabilitation à faire. Lagardère est une petite seigneurie qui peu en droits seigneuriaux et pas énormément en exploitation des terres agricoles. Mais l’atmosphère générale semble favorable : la reine mère est venue en novembre ramener sa fille Margot à son mari, et il y a fête sur fête, d’abord à Auch, puis à Nérac, où les échansons et les poètes s’en donnent à coeur joie jusqu’à la fin de l’année 1578. L’avenir semble ouvert.
Tout change au début de 1584, lorsque le frère et héritier du roi meurt. Le nouvel héritier se trouve être Henri de Navarre, basé à Nérac et maître légitime des pays gascons. C’est la logique dynastique, mais le nouvel héritier est protestant. Comment peut-il être roi de la « fille aînée de l’Église » ? C’est alors que s’affirme un « parti catholique » très agressif, surexcité parfois par certains prêtres fanatiques, surtout à Paris. Il s’élève violemment contre la possibilité pour Henri d’accéder au trône de France, allant chercher ailleurs, en particulier en Espagne, un éventuel successeur de remplacement. La reine Margot quitte son mari et part à Agen. En Armagnac c’est une nouvelle confrontation entre catholiques et protestants qui se joue à Agen, à Lectoure, à Auch, à Vic. Pierre de Lavardac vient de terminer la rénovation de son château. En juillet 1587 il reçoit une lettre du chef local de la ligue catholique, le seigneur de Lamothe-Gondrin qui le convie à venir assiéger avec lui Vic-Fezensac, repris récemment par les protestants. Avant la fin du siècle Vic aura subi au total cinq sièges…